Notre histoire commence au cœur de la Forêt de l’Eternel, où une partie du peuple elfique vivait en paix et en harmonie avec leur mère la Nature. Faolan, dont le prénom était pourtant un dérivé du mot « loup » dans un dialecte peu connu, ne subissait pas encore les sombres préoccupations que son destin lui réservait.
L’enfant n’était pas né dans la Forêt, en vérité il avait vu le jour dans la vaste cité d’Ardamir, capitale des elfes. Son père, Narsilion Tingilindë dit « le lumineux », était alors encore général dans l’armée elfique, un poste prestigieux que l’elfe avait su conserver avec noblesse et bienfaisance. C’était un homme doux mais ferme, doté d’un grand sens du devoir. Il était grand et élancée, la stature très droite. Sa musculature était aussi sculptée que les traits de son visage, pourtant particulièrement fins. Il avait des yeux d’un bleu foncé et une longue chevelure noire, une peau de nacre, de longues mains délicates. Les femmes appréciaient sa beauté et les hommes son charisme et son honnêteté. Pourtant Narsilion ne s’était jamais considéré comme un héros ou autre ambassadeur de la paix. Il se voyait tel qu'il était, un homme attribué d’une tâche, qu’il se devait de remplir. A son départ de l’armée, qu’il n’évoquait jamais, Narsilion s’était isolé au sein de la Forêt de l’Eternel, non loin de l’Arbre aux Lucioles qui fut et demeurait son confident. Faolan n’était qu’un très jeune enfant lorsqu’il était arrivé en ce lieu, et il ne gardait aucun souvenir de sa vie citadine.
Il lui semblait qu’il avait toujours connu sa maisonnée arboricole, habitation commune des elfes de la région, que son père avait construite de ses mains. Il lui semblait qu’il vivait depuis toujours au sein de ces bois florissants et mystérieux qui l’avaient vu grandir. Narsilion, en arrivant dans la forêt, ne transportant avec lui que quelques menus bagages et un bébé, avait observé un à un les plus gros arbres qu’il trouvait. Un chêne centenaire, peut-être millénaire, qui semblait émaner une sorte d’aura, comme si dans le chaos des bois un ordre dont il était l’auteur s’était établi, ce chêne attira son attention plus que tout autre. Il avait un tronc lisse et sinueux et d’épaisses branches feuillues qui se dispersaient comme des tentacules en mouvement que l’on aurait figé. Narsilion avait présenté à l’arbre ses hommages, et attendu qu’il ressentît l’approbation du chêne pour pouvoir s’installer dans ses feuillages.
C’était une demeure très simple, entièrement constituée de bois. Son confort autant que son aspect étaient assez modestes, bien éloignés des quartiers plutôt luxueux dont bénéficiait l’elfe lorsqu’il demeurait encore en ville. A l’étage, Narsilion avait aménagé une chambre à son fils. La pièce centrale de maison était plus vaste et plus garnie. Le père et le fils y mangeaient et s’y affairaient lorsqu’ils ne s’adonnaient pas à des activités extérieures.
Narsilion ne sortait que lorsqu’il s’engageait dans ses longues promenades solitaires ou qu’il s’entrainait avec son garçon au pied de leur chêne. Plus rarement, il se joignait au reste de la communauté lorsqu’il était convié à une quelconque réunion. Il était évident qu’il avait abandonné la cité pour la forêt afin d’y demeurer le plus reclus possible. Mais cela, encore une fois, Faolan n’en connaissait pas encore la raison.
Ce ne fut qu’à l’aube de ses quarante ans, ce qui est fort jeune pour un elfe, que son passé s’éclaircit. Cela étant, la conséquence en fut que son avenir, lui, devint aussi sombre que la nuit. Faolan s’entrainait en compagnie de son père au maniement de l’épée. Tous deux utilisaient des épées de bois que Narsilion avait lui-même taillées.
- Bouge avec moi ! lançait l’elfe aux cheveux noirs. Si je vais à droite, tu vas dans mon sens ! Toujours en face !
Faolan transpirait sous sa tunique de lin.
- Avance ! Recule seulement si tu es en danger. Bien ! Non Faolan, la main dans le dos ! Droit, plus droit ! Maintenant, frappe !!
Le garçon, épuisé, visa l’épaule de son père, mais celui-ci le désarma d’un coup vif. Faolan se courba pour reprendre son souffle, appuyant ses mains sur ses genoux.
- Assez travaillé, dit Narsilion en tendant son épée de fortune au petit elfe.
- Merci, répondit Faolan, toujours haletant.
- Nous allons réviser tes leçons.
- Père !
- Tu n’as pas voulu les revoir ce matin, Faol. Tu dois respecter tes engagements.
- Même le vieil Eowend refuserait de s’adonner à ce genre de lecture…
- Lorsque tu seras aussi savant que lui, je te laisserai faire ce dont tu as envie.
Le père et le fils se dirigèrent vers leur chêne. Narsilion grimpa par l’échelle et Faolan, que cette pratique ennuyait, s’attaqua à son ascension directement par le tronc.
- Un jour tu tomberas, l’avertit son père.
Une fois à l’intérieur, Faolan ôta sa chemise et trempa ses mains dans une cuve d’eau fraîche, dont il s’aspergea en riant.
- Si tu veux, aujourd’hui nous pouvons parler des autres races, proposa Narsilion en se servant une coupe d’hydromel.
- Oui, Père ! Les humains par exemple ?
- Pourquoi les humains te fascinent-ils autant ?
Faolan réfléchit.
- Je me demande comment ils font pour vivre en étant si fragiles.
- Fragiles ?
- Sais-tu qu’ils meurent de maladies ?
- Je le sais. Tu sais Faol, avec le temps les humains ont appris à se protéger et à devenir plus forts. J’ai connu des humains et ils étaient plus robustes que moi. C’est un peuple fort.
- Comme les nains ? Lirulin dit que les nains sont à l’origine des hommes qu’on a tapés trop fort sur le crâne.
- Ce n’est pas vrai. Toi et Lirulin, vous n’écoutez pas assez les enseignements des sages.
- Si j’écoute… Mais Père, tout cela est si loin. As-tu déjà vu un vampire toi ? Ou un lycan ?
Le visage de Narsilion s’assombrit. Ses traits s’affaissèrent et il baissa les yeux.
- Tu peux retourner jouer.
Faolan avait remarqué le trouble de son père, mais il ne dit rien. Peu habitué à ce genre de situation embarrassante, il ne savait comment réagir et il se contenta de laisser l’homme à sa solitude.
Le jeune garçon avait toujours vécu seul avec son père. Il n’avait ni frère ni sœur, et sa mère, Isil, était partie peu après sa naissance. Faolan en ignorait la raison, et il ne l’avait jamais réellement demandé. Sa mère ne lui manquait pas et il ne pensait que rarement à elle. Parfois, de vagues rumeurs parvenaient à ses oreilles, on jugeait Isil de déséquilibrée, d’indigne ou de traitresse. Ces mots frappaient le cœur de Faolan et le plongeaient dans la confusion, incapable qu’il était de comprendre ce qui suggérait de si violentes appellations. Il avait aussi remarqué plusieurs fois certains regards compassés qu’on lui adressait, et qui le rendaient mal à l’aise. Une fois, un camarade sournois avait insulté sa mère de folle, cela lui avait d’ailleurs valu une bagarre. Il n’avait jamais interrogé son père à ce sujet. Bien qu’il se sentît plus proche de Narsilion que de n’importe qui d’autre, Faolan était parfois impressionné, voire intimidé par son père.
Cette scène étrange disparut de l’esprit juvénile de Faolan quelques jours plus tard. Pourtant, si son père avait eu le courage de lui révéler l’entière vérité, peut-être les évènements qui suivirent ne se seraient pas enchaînés de cette manière. Peut-être que le destin de Faolan n’aurait pas été scellé si tragiquement. Mais le sort en avait décidé autrement.
* * *
Chapitre 2 : La menace Tout commença par une rencontre. Faolan, une après-midi, s’était enfoncé plus loin dans les bois, là où la végétation luxuriante et sauvage surpassait de loin les vagues traces de civilisation elfique qu’on trouve dans l’Eternel. Le jeune elfe se promenait aux côtés d’un renard qu’il connaissait, avec qui il aimait jouer, en particulier à la chasse. Alors qu’ils marchaient, comme toujours en silence, le renard s’arrêta soudainement en fixant intensément le sol. Faolan s’approcha de lui afin de découvrir l’objet de son attention. Plusieurs empreintes de pattes, plutôt grandes, s’étalaient sous leurs yeux et se poursuivaient dans les profondeurs de la forêt. Elles ressemblaient à des pattes de renard, mais ce n’en étaient pas. Elles étaient plus larges, plus enfoncées.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Faolan sans cesser de regarder les traces.
Pour toute réponse, son compagnon sauvage le fixa d’un air étrange. Presque effrayé. Faolan en fut particulièrement troublé.
- En avant, dit-il.
Ils s’enfoncèrent davantage dans la forêt, Faolan refusant que la peur lui commande de faire demi-tour. Il connaissait ce coin de la forêt par cœur et aucun animal ne s’était jamais montré hostile envers lui. Les heures passant, les empreintes mystérieuses obsédèrent moins les deux amis, et ils parvinrent à s’amuser sans peine. Ce ne fut qu’au crépuscule que la « rencontre » eut lieu.
Faolan, sans se presser, retournait à sa demeure, toujours en compagnie du renard. Ce dernier venait d’attraper un lapin gris qu’il maintenant entre ses crocs. Soudain l’animal se figea, scrutant l’obscurité droit devant lui. Le Soleil avait été mangé par la terre, et la nuit, d’un bleu pâle encore, les avaient recouvert de son manteau froid. Faolan était un elfe et il savait percer la pénombre afin de distinguer ce qui perturbait tant son ami. Un frisson de surprise mêlé d’effroi le parcourut lorsqu’il le vit.
Un loup, un grand loup d’un gris presque argenté. Faolan jeta un regard furtif au renard. Mais il ne vit que la dépouille de sa proie qui gisait à terre.
Le garçon sentit son cœur s’emballer. Reportant son attention sur le canidé, il demeurait immobile et tendu comme s’il avait été pétrifié. Et en même temps, une certaine fascination l’attirait vers le loup. Il n’en avait jamais vu de pareil dans la Forêt de l’Eternel. L’animal le fixait également, tout aussi figé. La scène dura plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’une voix, dans le dos de Faolan, émergeât des bois :
- Faolan ! Ne reste pas là !!
Narsilion Tingilindë accourait en écartant les fougères et les branches basses qui lui barraient la route. Il semblait en proie à l’angoisse, les traits tirés et le regard alarmé. Narsilion jeta un regard au loup qui le fixa un moment avant de disparaitre dans l’obscurité de la forêt.
- Ne reste pas là, répéta Narsilion. Rentrons.
Une fois rentrés, Narsilion ordonna à son fils de s’enfermer dans sa chambre et de ne sortir sous aucun prétexte. Faolan, que la gravité de la situation – qu’il ne comprenait pas mais ressentait très bien – autant que la nervosité de son père plongeaient dans la plus grande confusion, commençait à avoir envie de pleurer. Son cœur n’avait pas repris son rythme normal depuis cette apparition dans la forêt.
Il obéit sans même ouvrir la bouche. Il se mit au lit sans se dévêtir et s’enfouit sous sa couette. Il fut réveillé quatre heures plus tard par des éclats de voix provenant de l’étage inférieur. Se relevant, Faolan s’approcha de la trappe de laquelle descendait un petit escalier qui menait au à la pièce principale. Il l’ouvrit doucement et écouta.
- Tu ne peux PAS revenir ici après toutes ces années ! criait Narsilion. Te rends-tu compte de ce qui a failli se passer ??
Faolan ne l’avait jamais vu dans un tel état de rage. Lui qui d’ordinaire faisait preuve de tant de retenue, de convenance, il paraissait à présent avoir perdu tout sang-froid.
- Il n’a plus aucun souvenir de toi ! Tu n’existes plus ! Tu n’es pas une mère, tu es… un monstre !
Faolan retint un hoquet de surprise. Sa mère était là ? Elle n’était ni morte ni loin, elle était là, juste au-dessous de lui ! Pourquoi était-elle revenue ? Voulait-elle le connaître ? Et à quoi ressemblait-elle ? Peut-être qu’elle avait les cheveux dorés, comme lui ?
N’y tenant plus, le petit elfe se pencha en avant afin de jeter un œil à cette femme qui l’avait enfanté, et dont, pourtant, il ne se souvenait pas.
Elle était belle. Ses cheveux étaient blonds, en effet, et ils semblaient irradier de lumière comme un Soleil. Elle portait une robe bleu ciel. Sa voix était douce, suave, elle paraissait glisser dans l’air comme dans un rêve.
- Narsilion. Je suis ici pour protéger mon fils.
- Ce n’est pas ton fils !!! hurla Narsilion en tapant du poing sur la table. Tu t’es contenté de le mettre au monde et de t’en servir pour un stupide pari ! Ce n’est pas ton enfant, c’est tout au plus ton jouet et cela, cela je le refuse ! Pars avant qu’il ne soit trop tard ! Nous partirons avec Faol dès les prochains jours, et ne nous suis pas. Si je devais choisir entre toi et lui, je n’hésiterai pas.
Il y avait tant de dureté dans la voix de son père que Faolan frémit. Il ne l’avait vraiment jamais vu comme cela.
- Tu ne comprends pas… Je regrette… implora Isil.
- Pars.
- Narsilion…
- Pars !
Isil se tut et s’exécuta. Avant de refermer la porte derrière elle, elle dit :
- Je reviendrai.
La porte se referma. Faolan abaissa la trappe et se recoucha. Il ne dormit pas. Si sa mère allait revenir, il ne le sut jamais.
Le lendemain, Faolan était encore sous le choc de ce qui venait de se passer. La situation lui échappait complètement, et malgré cela il ne parvenait pas à trouver le courage de questionner son père. Ce dernier avait les traits tirés. Il ne devait pas avoir beaucoup dormi non plus. Pourtant, il s’adressait à Faolan de sa voix douce et noble, celle qu’il employait toujours.
Faolan fut autorisé à ne pas suivre l’enseignement des sages ce jour-là. En revanche, Narsilion lui interdit de sortir de la maison, ne serait-ce que pour prendre l’air. Tous deux confinés – Narsilion refusait de laisser son Faolan sans surveillance – le père et le fils devenaient nerveux et irritables. Les repas se faisaient dans le silence. Faolan voyait aussi son père s’adonner à de mystérieux préparatifs.
Les choses empirèrent pour de bon la nuit suivante. Faolan fut réveillé en sursaut, non par des éclats de voix cette fois, mais par des bruits secs et violents qui ne pouvaient que provenir d’une bagarre. On se battait en bas. Faolan entendit des cris, des sons de verre qui se brise, de table qui se renverse… Il entendit son père hurler de douleur, accompagné d’une sorte de déchirement. Tétanisé de peur, il demeurait assis dans son lit, s’agrippant à la couverture.
Et soudain, le silence. Il ne percevait maintenant plus que sa respiration saccadée. Des larmes roulaient doucement sur ses joues. Reniflant, il sortit de sa couche et se dirigea, tremblant, vers la trappe. Il s’avançait pas à pas, et chaque fois la tentation de revenir se réfugier sous sa couette l’assaillait. Il n’était qu’à quelques centimètres de la trappe. Il s‘accroupit et étendit la main.
Mais il n’eut pas le temps de poursuivre son geste. La trappe s’ouvrit d’un seul coup et un visage terrifiant en sortit. Un homme fin, presque anguleux, à la peau très pâle et aux yeux rouge comme des rubis, venait de faire son apparition. Il souriait à pleines dents. Et quelles dents ! Ses canines étaient démesurément allongées, il les dardait vers Faolan en éclatant de rire. Un vampire.
- Viens ici toi, ne me glisse pas entre les doigts alors que je suis si proche de la victoire !
Faolan hurla et distribua un violent coup de pied au vampire. Cela ne fit qu’attiser sa rage et tandis que le petit elfe filait dans la chambre, son agresseur bondit et se lança à sa poursuite, sautant sur les murs et renversant les objets avec fracas, probablement dans le but d’effrayer sa victime. Faolan empoigna son épée de bois et menaça le vampire qui rit de plus belle.
- Adorable ! s’écria-t-il en écartant les mains.
Il avait une allure un peu dégingandée, chaloupée, comme s’il était légèrement ivre. Alors qu’il approchait, Faolan posa le bout de son épée contre le ventre du vampire, l’air déterminé bien qu’il ne parvint pas à empêcher ses lèvres de trembler.
- Cessons de jouer mon petit, laisse-moi te bénir de ma paternité…
Il ouvrit la bouche et se rua sur le petit elfe. Par miracle il n’eut pas le loisir de poursuivre son entreprise. Une chaise vint s’abattre lourdement contre son crâne et il s’effondra à terre.
- Le poste est déjà pris, lança Narsilion Tingilindë en reposant cette arme improvisée.
Ses vêtements étaient déchirés et il portait des traces de griffures et des contusions à plusieurs endroits.
- Père.
- Faolan. Je suis désolé, je… écoute, je vais t’expliquer… Ce…
- Père !
Cette fois-ci, ce fut au tour de Narsilion d’être pris au dépourvu. Un immense loup argenté venait de se jeter sur lui. C’était lui, le loup de la forêt. Quel choc de le voir si furieux, si sauvage, alors qu’il était si digne et statique dans les bois. Faolan frappa le loup de son arme de bois, sur le museau, le crâne, les pattes. Il finit par lâcher prise mais Narsilion était complètement anéanti par cette attaque. Faolan bondit et fila vers la trappe, mais le loup fut plus rapide. Il lui bloqua le passage et le força à reculer, l’isolant peu à peu dans un coin de la pièce. Faolan lâcha l’épée de bois. Etait-ce la fin ? La fin de tout ce qu’il avait connu…
Le loup retroussait ses lèvres noires d’un air sauvage, les yeux plissés et les crocs humides.
- Laisse-le ! rugit Narsilion, mais il était trop faible, et il n’eut même pas la force de se relever.
Le loup n’était qu’à quelques centimètres de lui. Il s’apprêtait à le mordre.
- NON !!
C’était le vampire qui avait crié. Le loup argenté planta ses crocs blancs dans l’épaule de Faolan. La douleur fut telle que Faolan en eut le souffle coupé. Il la sentit dans tout son corps, son esprit, son âme. Il la sentit s’insinuer en lui comme du poison. Incapable de résister à une telle souffrance, il sombra dans l’inconscience.
* * *
Chapitre 3 : La fuite Lorsqu’il se réveilla, il se trouvait allongé sur une longue cape bleu nuit, au bord d’un ruisseau. Il était adossé à un arbre, au beau milieu de la forêt de l’Eternel. Son père se tenait accroupi à côté du cours d’eau, il trempait un tissu.
- Comment te sens-tu ? demanda-t-il en s’approchant de Faolan.
Ce dernier voulut répondre mais se contenta de vomir sur les feuilles mortes qui l’entouraient.
- Je m’en doutais, dit son père. Et ce n’est que le début.
Il posa délicatement le tissu humide sur le front de Faolan.
- J’ai… J’ai mal, dit le petit elfe d’une voix faible.
Narsilion ôta la couverture qui le recouvrait et déboutonna sa tunique afin d’observer la trace de sa morsure. Sa clavicule était imprégnée des crocs du loup. La marque partait de cet endroit pour recouvrir son épaule entière.
- De si grandes dents pour une si petite épaule… soupira Narsilion.
Il reprit après un petit moment :
- Faolan. Il est temps que je t’explique ce qui s’est passé. Mais pour cela, je dois remonter avant même ta naissance. Ta mère, Isil, n’a jamais été une femme très équilibrée. Mais elle était douce et bienfaisante. Elle a vu des choses qu’elle n’aurait pas dû voir, et cela a ébranlé sa conscience du monde, sa conscience du bien et du mal. C’est à partir de là qu’elle a commencé à considérer que tout était un jeu. Lorsque j’ai rencontré ta mère, j’étais encore général, à Ardamir. Elle est venue me trouver. Je me souviens d’elle… Elle était absolument terrorisée. Elle a dit qu’elle devait être protégée. Qu’elle était en danger. Que nous devions, moi et mes hommes, la sauver. J’ai juré de la protéger. J’ai dit que rien de mal ne lui arriverait auprès de moi. Elle m’attendrissait… Elle était belle tu sais. Et elle est tombée amoureuse de moi. Je ne sais pas si c’est l’homme ou le général qui l’a séduite, en tous cas nous demeurèrent ensemble les années suivantes. Et tu es arrivé. A partir de là, tout s’envenima. Ta mère t’aimait passionnément. Mais nous avons commencé à recevoir des lettres de menace. Des messagers douteux s’annonçaient à moi. Isil se montrait de plus en plus agitée. Une nuit, elle partit. Et ne revint jamais. C’est sa sœur qui vint me déclarer que ta mère était en Mavreah. Je ne sus pourquoi que plusieurs années plus tard. Tu n’étais encore qu’un très petit enfant, presqu’un bébé. Une nuit, à nouveau, on essaya de t’enlever. Je surpris l’homme moi-même, il tentait d’étouffer tes cris mais je les entendais, tu sais, je les entendais comme s’ils m’avaient été glissés dans l’oreille. L’homme fut arrêté et j’allai le questionner moi-même. Il me révéla la maudite vérité…
Le visage de Narsilion s’assombrit.
- Ta mère, ton odieuse mère, m’avait caché bien des choses sur son passé. Elle avait quitté sa région natale, Evanya pour parcourir le monde, assoiffée d’expériences. Elle avait rencontré un homme, un vampire, et en était tombé amoureuse. Il s’appelait Icarius. Cet homme, directeur de maisons de passe, en avait fait une fille de joie, son aspect pur et délicat en faisant une créature convoitée pour les clients… Ta mère, aveuglée par la passion, se plia aux désirs malsains de son amant sans révolte. Au contraire. Ce qui le contentait
la contentait. Les années avaient passées ainsi. Jusqu’à ce qu’un autre homme perturbe ce petit manège. Il se présenta en tant qu’humain, et encore aujourd’hui je ne sais comment il fit pour dissimuler son odeur… En tous cas, personne ne le soupçonna. Il arriva dans ce… ce bordel, et demanda la plus divine créature du lieu. Icarius lui proposa son amante, Isil.
Le nouveau venu et elle passèrent la nuit ensemble, tandis qu’Icarius les espionnait secrètement par une fente de sa conception, dissimulé dans un tableau, qui menait de ses appartements à la chambre d’Isil. Cet homme est vraiment malsain, tu sais. Et il n’a pas de scrupule. Malheureusement pour lui, l’homme en question tomba lui aussi sous le charme d’Isil. Et encore plus grave, ce n’était ni un homme, ni un voyageur. C’était un lycan, il s’appelait Breandan et il était venu en ce lieu dans le simple but de tuer des vampires. Tu n’es pas sans savoir que ces deux races se vouent une haine millénaire. Lorsqu’il l’annonça à Isil, après avoir multiplié les visites sans avoir osé agir – vois-tu, une fois son travail fait, il n’avait plus aucune raison de revenir en ce lieu, et donc de revoir sa bienaimée –, après donc lui avoir annoncé la vérité, Isil le supplia de ne pas tuer Icarius. Elle lui dit l’elle l’aimait, lui aussi Breandan, autant que son premier amant. Icarius, de sa petite cachette, avait tout vu de la scène. Et il ne tarda pas à interrompre leur tête-à-tête. Ta mère dut s’expliquer devant eux, les empêchant comme elle pouvait de s’entretuer… Elle aurait sûrement dû les laisser faire.
Breandan ne rêvait que d’une chose : emmener Isil moins de ce lieu maudit et vivre avec elle au sein d’une meute. Icarius lui, désirait d’autant plus Isil à présent qu’il la savait convoitée par un autre homme. Elle était sienne, et il ne la laisserait jamais partir… Isil élabora alors un plan fou… Elle dit qu’elle trouverait un enfant, qu’elle l’adopterait, et que le premier des deux hommes qui infligerait sa morsure fatale à l’enfant se verrait être son père, ainsi que le bienaimé d’Isil pour l’éternité. Si Breandan trouvait l’enfant en premier et le faisait lycan, elle partait avec lui en Thaodia. Si Icarius le trouvait avant et le changeait en vampire, elle resterait sa promise et ne quitterait jamais la maison. Le pari fut lancé, et animés par leur rage de vaincre autant que par la promesse de posséder ta mère, les deux hommes se séparèrent et attendirent chacun de leur côté qu’Isil trouve un enfant à sa guise.
Mais elle s’enfuit. Elle revint sur sa terre, Evanya, et c’est à ce moment qu’elle vint me trouver en pleine détresse. Elle n’avait ni l’intention de trouver un enfant, ni de le sacrifier. Elle avait fui ses deux amants et gardait l’espoir de se cacher. Mais ils ne l’oubliaient pas. Isil tomba enceinte, alors qu’elle s’en croyait préservée après des années de pratique sans aucune grossesse, et l’enfant qu’elle devait adopter n’eut plus de raison d’être. Elle avait un enfant, son enfant. C’était un garçon. Elle le nomma Faolan, qui veut dire « loup » et Icarius, en hommage à ses deux amants. Elle ne les avait pas oublié, tu vois. Je ne le devinai même pas. Breandan et Icarius eurent tous deux vent de cette nouvelle et cela déchaîna leurs passions. Tous deux avaient été trahis par Isil, et tous deux avaient soif de la reconquérir. Ils se lancèrent à sa poursuite, mais aussi à la tienne. Icarius en particulier eut soin de "prévenir" ta mère. Il savait la vérité, et il agirait. Les tentatives de vous récupérer se multiplièrent, jusqu’à ce que ta mère nous quitte, et il n’y eut plus que toi. J’ai abandonné mon poste et abandonné Ardamir. Je me suis réfugié ici. J’ai prié l’Arbre aux Lucioles de veiller sur toi. pendant des années rien ne se passa.
Jusqu’à ce que ta mère revienne en ces terres, amenant avec elle les fardeaux de son passé… Et ce n’est pas fini, Faolan. J’ai réussi, après ta morsure, à blesser Breandan,et à faire fuir Icarius. Car, comme tu l’as deviné, c’est bien eux qui nous ont attaqués hier soir. Mais ils reviendront. Ils ont besoin de toi pour faire revenir Isil. Ils n’abandonneront pas leur lutte, même après tant d’années. Breandan a réussi la première manche, mais Icarius peut encore te mordre et te posséder. Tu dois fuir, Faol. Tu dois fuir le plus loin possible.
Faolan passa une nuit des plus terribles. Des cauchemars l’assaillaient lorsqu’il s’endormait, et lorsqu’il se réveillait, la douleur crispait tous ses muscles. Ce fut au milieu de la nuit qu’il se changea en loup et voulut se jeter sur son père, incapable de contrôler la sauvagerie qui l’envahissait sous sa forme lupine. Les révélations de la veille étaient tellement choquantes qu’il avait été incapable de réaction et s’était contenté de vomir à nouveau sur le sol. A présent, il débordait de rage, son père tentait de le maitriser, maintenant sa mâchoire entre ses mains. Heureusement, Faolan n’était qu’un louveteau. Mais un louveteau sacrément féroce !
Le lendemain, le père et le fils étaient aussi épuisés l’un que l’autre. Faolan s’était réveillé attaché à un arbre. Son père n’était pas auprès de lui. Narsilion revint quelques heures plus tard, portant un baluchon de toile qu’il déposa à ses pieds. Il détacha son fils d’un coup de sa dague.
- C’était une mesure obligée, s’excusa-t-il.
- Qu’est-ce que je suis devenu ? dit Faolan, la voix tremblante.
Des larmes perlaient déjà au seuil de ses yeux.
- Tu portes une malédiction en toi, mon fils. Tu as changé. C’est en toi. Tu ne peux pas combattre cette nature, pas plus que tu ne peux rejeter ta nature elfique. Tu dois apprendre à la maitriser et à vivre en harmonie avec elle. Tu apprendras cela au cours de ton voyage.
- Mon voyage ? répéta l’enfant d’une voix aiguë.
Narsilion ouvrit le sac de toile et présenta à son fils des vêtements. Ils ne ressemblaient pas à des parures elfiques.
- Ce sont des habits d’humains. Ils sont chauds et résistants. Tu porteras toujours les mêmes et tu devras apprendre à les laver et les raccommoder tout seul. Il y a des braies, des bottines de peau, une tunique, un bliaud de cuir… Ce n’est pas très coloré mais tu dois pouvoir te fondre dans la nature… Je t’ai trouvé des bonnes ceintures, et plusieurs protections. Déshabille-toi.
Faolan obéit et enfila les vêtements d’humain que son père lui tendait. Il ne conserva que sa sous-chemise aux broderies caractéristiques. Son père l’aida à lacer ses protèges-bras, ses bottines et son bliaud, que Faolan trouvaient lourds et inconfortables car il n’était pas accoutumé au cuir.
- N’oublie pas ton arc.
Il prit son arc et ses flèches.
- Et… J’ai quelque chose pour toi.
Narsilion mit sa main derrière sa cape et en ressortit une épée. C’était une épée courte mais elle avait l’air redoutable, orné d'or et de cuir noir, finement ouvragée.
- Je l’ai fait faire spécialement pour toi. Faolan. Draug hina. L’enfant-loup.
- Elle est magnifique, père.
Faolan attacha l’épée à sa ceinture. Cela lui donna un regain de courage qu’il ne put expliquer.
- Lorsque tu te transformeras, tu perdras tes vêtements. Veille à les enrouler, armes compris, dans ta cape, et à les emporter avec toi. Je t’ai fait brodé une sacoche que tu vas attacher autour de ta taille. Tu y placeras l’ensemble de tes effets lorsque tu te changeras en loup. Est-ce compris ?
- Je ne veux pas me transformer.
- Faolan. A présent que tu as cela en toi, tu dois t’en servir. Cela ne servira à rien de le cacher et le réprimer. Tu es ce que tu es. Je t’aime autant.
- Je sens mauvais.
- Toi qui aimes tant les animaux, n’est-ce pas insulte que tu leur fais à présent que tu partages leur odeur ?
Le garçon baissa la tête. Son père avait raison. Un craquement se fit entendre près de leur campement de fortune. Narsilion eut une expression alerte, puis il sortit une épaisse cape sombre du baluchon et en recouvrit les épaules de son fils.
- Te voilà prêt. Il y a une carte et une boussole dans ta sacoche. Tu dois te rendre en Thaodia, afin d’y trouver une meute. Mais avant, rejoins la terre des nains, l’Angaïla. Tu ne dois pas passer la forêt des damnés. C’est seulement après que tu rejoindras Thaodia. Si tu as peur que les nains te violentent, fais-toi passer pour un humain. Ton apparence a changé Faolan. Tu n’as plus tout à fait l’air d’un elfe. Dissimule tes oreilles. Il te faudra sûrement une monture. Lorsque tu l’auras, tu pourras laisser la sacoche avec tes vêtements dessus.
- Une monture ?
Un autre craquement.
- Plus tard, Faol, plus tard. Viens là.
Faolan se blottit contre le corps dur et svelte de son père. Il l’enlaça avec force.
- Je ne veux pas partir, père. Ne m’abandonne pas.
- Sois brave, dit Narsilion.
Mais sa voix tremblait.
- Pars ! dit-il en repoussant son fils. Pars, vite !
- Père…
- Ne perds pas de temps !!
Il semblait qu’on percevait des bruits de bas, à la course rapide.
- Père !
- Faolan, je t’en prie, cours !!
Devant l’anxiété de son père, Faolan s’alarma. Il tourna les talons et s’enfuit à toutes jambes. Sa nouvelle tenue l’alourdissait et il avait chaud, mais cela ne durerait pas. Il avait compris où il devait se rendre et ce qu’il devait faire. Pourtant la première direction qu’il prit ne concernait ni Thaodia, ni Oryenna, ni même le reste du monde. Il se dirigea vers l’Arbre aux Lucioles.
S’agenouillant auprès de l’arbre, le souffle court, il pleura silencieusement quelques instants. Puis il caressa doucement le tronc et les racines de l’arbre unique.
- O puissant sage de la forêt… M’avez-vous abandonné ? Je vous appartiens encore. C’est ici ma maison. Je ne sais où je vais ni ce que je suis à présent. Il semble que j’ai tout perdu… Vous n’avez pas su me protéger. Protégerez-vous mon père, grand sage ? C’est un homme bon et juste. Me voilà séparé de lui…
Une nouvelle vague de larmes jaillit de ses yeux.
- Prenez-soin de lui, grand sage. Je me sentirai bien exposé au-delà de votre protection. Mais je serai brave. Je serai comme mon père. Adieu.
Le petit lycan qu’était devenu Faolan Icarius Tingilindë baisa le tronc de l’Arbre aux Lucioles et s’en alla silencieusement, sous le regard intrigué des animaux de l’Eternel. Il était terrifié et anéanti par la crainte et les révélations de son lourd passé. Pourtant il marchait. Et ce n’était que le début de son long, si long voyage.