Vu d'ici, on avait l'impression que l'astre de jour fuyait la nuit grandissante refermant son aile noire sur le pays des vampires, désormais englouti sous la neige. Il y avait quelques heures, la forêt était obscure, inquiétante, biens que la neige réfléchisse les derniers rayons. Désormais, elle était menaçante, emplie de ténèbres épaisses que l'on remarquait uniquement grâce au peu de lumière qu'émettait l'astre nocturne, lumière qui se reflétait comme celle du jour déclinant sur le sol immaculé. La forêt était emplie de créatures dont certains ne soupçonnaient même pas l'existence, et que d'autres évitaient. Emplie d'odeurs âcres ou douces, dont celle si caractéristique de la neige, de sons brusques ou ténus, de mouvements flagrants ou subreptices, de formes petites ou immenses. Les arbres étaient de grands spectres rachitiques aux doigts crochus prêts à se saisir impitoyablement du premier venu, drapés dans leurs linceuls de glace. Glace qui prenait parfois la forme de stalactites translucides que la Lune faisait scintiller, ouvrant un grand œil rond et clair sur la beauté de la nuit. Hurlements, hululements, bruissements des rameaux balayés par la légère brise glacée qui parcourait la forêt, grattements des petites créatures cachées sous le manteau neigeux, pas inaudibles des prédateurs qui ne rêvaient que de les dénicher... Tout cela était un tout. Autant de murmures qui donnèrent leur nom à ces lieux. Des animaux apeurés, terrés dans l'ombre, des bêtes féroces. Des prédateurs et des proies. Je connaissais toutes ces créatures. J'ai été toutes ces créatures.

J'étais cette nuit le prédateur. Ou la proie. Je ne savais pas trop.
Je chassais le monstre qui m'avait causé tant de plaies incurables, mais j'étais la proie de ma propre démence. Après tout, peut-être n’étais-je pas sur la piste de ma cible... Peut-être n’étais-ce qu’un mirage. Celui qui m'aurait vu courir à en perdre haleine, le visage aspergé de rouge, sombre vestige de ma précédente proie, aurait immédiatement cru à un prédateur à la poursuite d'une énième victime. Un pertinent voyageur fictif que voilà... Juste. Je poursuivais quelque chose. Quelque chose qui me ressemblait. Qui me ressemblait trop. Je lui ressemblais trop. Beaucoup trop. A tel point que l'un de nous deux devait disparaître. Cette idée renforçait ma volonté comme l'eau glacée durcit une lame chauffée à blanc. Pour une fois, mon moi humain et mon moi animal travaillaient de concert. Et nous ne ralentissions pas, filant entre les branches serrées, dépouillant les arbres rachitiques de leurs linceuls de neige. En retour, ils nous griffaient férocement le corps, comme autant de démons un peu trop pudiques. Mais même eux n'auraient pas pu me ralentir. Je courais depuis longtemps, haletant, un mélange de bave et de sang coulant de la gueule de l'animal qui flairait l'odeur du vampire, et une lueur furieuse faisant luire les yeux de l'humain. Quand ce monstre arrêterait-il de fuir ? Quand allais-je de nouveau me retrouver face à lui ? Qu'il cesse donc de fuir ! Qu'il m'affronte ! Qu'il approche ! Qu'il meurt ou qu'il me tue ! Approche !

« APPROCHE !!! »

Mon hurlement déchira la quiétude inquiétante de la nuit.
L'eau commença à tomber du ciel maintenant couvert, et l'atmosphère se chargea d'humidité. J'accélérai ma démente cadence. Il ne fallait surtout pas que je perde sa trace. Cela faisait plus d'un demi siècle que j'attendais cela. Et cette situation n'était pas nouvelle... Jusqu'à maintenant, il m'avait toujours échappé. Ou bien cette odeur âcre qui le caractérisait n'avait été qu'une illusion. Un grondement bestial fit vibrer ma gorge sous le coup de la rage qui me faisait écumer. Je courais maintenant sous un mélange de grêle et de pluie battante, sur un sol de plus en plus glissant. Mais je n'y prêtais guère attention. Ce fut d'ailleurs pour cela qu'une fois arrivé à une pente raide et boueuse descendant à pic, je fis un bond dans le vide. J'atterris sur le sol pentu et instable en une réception violente ; je terminai ma course en roulant jusqu'en bas, dans un tas de neige. Je ne sus combien de temps je restai là, allongé sur le flanc, tel que la pente m'avait jeté. Mais je finis par me redresser à la force des bras, puis je me redressai entièrement, encore essoufflé, la pluie lavant peu à peu mon visage du sang, de la bave et de la boue qui le maculait. Je restai alors immobile. Je l'avais perdu. Encore. Et comme souvent, j'avais l'impression que tout cela n'avait été qu'un rêve. L'avais-je vraiment senti ? Ou était-ce mon imagination qui se jouait de moi ? Ces deux questions n'étaient rien comparées aux centaines d'autres qui se carambolaient dans mon crâne, avec la violence d'un dragon qui chargeait. Je fus le seul à le sentir, car la pluie masquaient heureusement cela, mais alors que mon regard se perdait dans le vague du ciel nocturne, une larme glissa sur ma joue blafarde. Une goutte parmi tant d'autres.

Le déluge redoubla tandis que je retrouvais une respiration à peu près normale.
Le calme semblait être revenu, et le seul bruit audible était le martèlement de la pluie atténué par la couche de neige qui recouvrait le sol de la forêt. Toutes les créatures semblaient s’être tues, terrées dans l’ombre, s’assurant probablement que l’endroit était sûr avant de reprendre leurs activités. Le ciel s’était couvert, et la Lune avait disparu, provoquant une forte chute de la luminosité que ne me gêna pas outre mesure. Après tout j’étais un vampire. Un vampire qui dirigeait un regard vague sur le ciel obscur, debout là où il s’était relevé de sa chute le long de la pente. Peut-être étais-je blessé, peut-être étais-ce grave, ou non, toujours est-il que je ne m’en rendais pas compte. J’étais comme dans un état second qui m’apaisait avant de me renvoyer dans le monde réel, apte à réagir normalement.

Il valait mieux que je le sois, oui. Car je pouvais ne pas être seul, non plus.
Au bout d’un moment -j’ignore combien de temps- je baissai lentement la tête. J’avais repris mes esprits. Une trainée de sang coulait le long de ma tête, d’une blessure à la tempe qui avait déjà cicatrisé. Il en allait de même pour beaucoup d’autres plaies sur mon corps. Qu’est-ce que je foutais ici, merde ? Pourquoi j’espérais encore l’avoir ? Cela faisait un demi-siècle que j’étais à sa poursuite, inlassablement. Jamais je ne l’avais ne serait-ce qu’entrevu depuis cette nuit où il m’avait tué. D’ailleurs, il n’avait pas tué que moi. Et moi, j’étais là, quelque part entre la vie et la mort. Je ne voulais aller ni d’un côté ni de l’autre tant que je n’aurais par retrouvé ce monstre. Ce choix me vouait peut-être à errer durant encore un demi-siècle, mais entre la vie et la mort, je choisirais la vengeance. Je faillis laisser de nouveau mes larmes couler lorsque mon esprit s’aventura dans mes souvenirs les plus profonds de ma vie antérieure, mais quelque chose me ramena à la réalité du moment.

Quelqu’un. Oui, plutôt quelqu’un, car il s’adressa à moi.
Je sursautai en sentant un contact sur mon épaule, et lançai un regard en arrière. Quelqu’un se tenait effectivement derrière moi. Je ne l’avais même pas entendu approcher. C’était un jeune homme, plus grand que moi -ce qui n’était pas difficile. J’avais également l’impression qu’il était plus âgé, bien plus âgé. Et solidement armé aussi. A ne pas négliger, ça. L’idée de me méfier et de lui apprendre à faire attention à ce qu’il faisait de ses mains me traversa l’esprit, mais je sentais en même temps qu’il n’était pas là pour chercher des noises. Sinon ça m’aurait sauté aux yeux ; ces choses là ne m’échappaient pas, en général. Voyons voir, est-ce que tout allait bien ? J’étais trempé, mes cheveux noirs étaient mouillés de sang et de pluie (qui commençait d’ailleurs à se calmer. Mes blessures aussi avaient pratiquement cicatrisé), et je venais de me piquer un cent mètres à travers la Forêt des Murmures avant de dégringoler une pente avec l’élégance d’un oliphant dansant le flamenco. Ouais ouais, tout allait bien, pourquoi ? Je lui répondit alors d’une voix plate, rauque. Ça se voyait tant que ça, que j’étais au bout du rouleau ?

« Tout va bien. » Une pause. Un imperceptible relèvement de commissure. « Sportif, la chasse aux écureuils, quand même. »

La pluie s'était peut-être calmée, mais elle tombait toujours.
Plus important, il s'avéra que je ne m'étais pas trompé sur le compte de ce vampire ; il n'avait pas l'air de vouloir s'y frotter. Tant mieux, j'allais dire ; j'avais beau avoir la frêle apparence d'un gosse de treize ans, j'avais toutes mes dents, et ça, ça faisait mal. J’avais aussi la curieuse impression qu’il n’était pas tout à fait à l’aise, même si je me gardai de tout commentaire ; je n’étais pas vraiment d’humeur, pas ce soir. Enfin, probablement était-ce normal, vu la gueule que j’avais. En même temps, je n’étais pas au meilleur de ma forme, et donc difficilement capable de cacher ce qui se passait dans ma tête. C’est vrai que j’avais connu de meilleurs jours. Des jours plus propres sur moi, oui, mais aussi des jours moins noirs, des pauses lorsque je parvenais à courir plus vite que mes démons intérieurs. Ce n’était cependant qu’une courte halte durant laquelle ils finissaient toujours par me rattraper.

Le vampire avait cependant raison ; avec cette « pluie à la con » -ouais, c’était ça- je ne pouvais pas vraiment espérer trouver quelque chose.
De toute manière, même sans la pluie, sans la neige, sans la forêt, les écureuils m’auraient probablement échappés... Vous ne croyez pas ? Je pense que si. Toujours était-il que de passer une nuit de plus dans cette forêt ne m’enchantait pas des masses. Un village, pourquoi pas, ce serait probablement plus chaleureux, moins humide aussi. J’en avais presque envie d’éternuer tellement j’avais passé de temps ici. Toute cette neige, décidément... C’était bien chiant. Alors quitte à s’éloigner de cette forêt, pourquoi ne pas le faire accompagné ? Après tout il avait l’air sympa, le Vlad, non ? Je n’aurait probablement pas décidé de le suivre si j’avais été dans un état « normal », mais croyez-moi ou pas, la solitude, c’est comme une mouche qui vous tourne autour ; ça va un moment, après, vous avez envie de la réduire à néant.

« Raven », me présentai-je en serrant la main de Vlad, mon regard rougeoyant rencontrant son œil unique. « T’as raison, les écureuils attendront. Un village c’est pas de refus, tant que c’est plus sec. »