L'hiver approchait et avec lui son cortège de neige, de vents mais aussi de somptueux cadeaux. Que pouvait souhaiter un orphelin tel que Théodose en cette période de réjouissance, où les familles se réunissent dans la joie et la bonne humeur ? A quoi pouvait-il oser prétendre, lui qui n'avait pas de véritable famille...

Il est vrai que la vie de ce Nain n'était pas très enviable : travail, remontrances, travail, solitude. Voilà le rythme auquel toute son enfance avait été inféodée. Bien sûr, il lui était déjà arrivé que de converser avec d'autres êtres qui pouvaient ne pas être exclusivement de la même race que lui. Ils pouvaient être âgés ou jeunes, beaux ou repoussants par leur laideur, humain ou elfe, dans le fond Théodose leur parlait à tous. Il n'avait pas été élevé dans les stéréotypes nourries par telle race envers telle autre.

Après avoir fait couler le sang de son tyran de père adoptif, notre Nain erra de villages en villages, dormant chaque nuit dans un établissement différent et ne laissant jamais derrière lui l'empreinte de son passage. Néanmoins, alors qu'il se promenait par un après-midi particulièrement nuageux, Théodose passa non loin d'une échoppe où un marchand et une femme accompagnée de quelques enfants négociaient la valeur effective de quelques biens. Certes, de tels faits se retrouvent dans n'importe quelle société, n'importe quel village, et dans n'importe quel commerce, mais cette inter-locution prit une importance toute particulière dans l'esprit du Nain : c'était le spectacle de sa punition, ce de quoi il avait été à jamais puni, une famille miséreuse mais unie.
Pris d'un soudain élan d'empathie face à cette pauvre dame qui ne pouvait rivaliser face à ce marchand véreux, cet être petit par la taille et grand par l'âme vint se mêler de cette histoire. Il s'avérait que la femme voulait offrir un cadeau de Noël à ses enfants mais le prix du bien en question s'avérait au-delà de ses moyens et le commerçant n'en avait véritablement que faire.
" Combien ça coûte, marchand ? " demanda directement Théodose d'un ton sec et formel.
"Dix pièces d'or, messire. Et je ne négocierai pas".
"C'est inutile, tenez", conclut le Nain en posant la dite somme sur le comptoir de l'échoppe.
Fort de son achat, Théodose prit la liberté de se renseigner sur l'état de cette femme qu'il venait d'aider d'une manière sincèrement désintéressée. C'était une humaine qui habitait non loin d'ici. Elle vivait dans une maison correcte mais toutes ses richesses étaient accaparées par son mari, un être aussi pingre que cruel. De fil en aiguille, la conversation s'inversa et ce fut au tour de Théodose d'expliquer la raison de sa présence en ces terres vraisemblablement peu fréquentées par l'ethnie naine.

" Je voyage, j'ai perdu mes parents, un scélérat m'a recueilli et j'ai mis fin à ses jours. Voilà tout. "

" Je vois, pour vous non plus la vie n'a pas été clémente... Mais, où dormez-vous en ces temps rageurs ?"

" C'est à cela que les âmes grandissent, ma foi. Retenez bien ça et tâchez de le rappeler à votre descendance. Je ne sais pas où je dors pour être franc, peut-être dans la rue, dans une auberge ou dans la forêt, je ne sais pas. N'allez pas croire que c'est parce que je vous ai avancé dix pièces d'or que vous allez vous permettre de m'héberger sous votre toit. "

Et la jeune femme insistait. On pouvait voir dans ses yeux qu'elle était animée par un réel désir de rendre la pareille à celui qui lui avait permis d'avoir un cadeau à offrir à ses êtres les plus chers. On dit qu'un Nain a la tête aussi dure que les pierres de Kazad ? Si tel est le cas, cette humaine aurait pu être une véritable Naine ! Aucun des deux ne voulait laisser l'autre avoir le dernier mot. Un tel dialogue de sourds aurait pu durer des heures si le plus jeune des deux enfants de l'humaine ne prit la parole à son tour :

"Monsieur, monsieur, venez s'il vous plait. Si vous ne venez pas maman va encore se faire battre."

A peine ces mots furent-ils prononcés que la mère du jeune garçon baissa les yeux et vit ses joues rougir de honte. C'était son secret, mais un enfant qui n'a même pas dix ans a-t-il seulement conscience de l'ampleur d'un tel acte de violence ? Non, et à vrai dire ce fut là ce que nous pourrions appeler le deus ex machina.

" Pardon ? Vous vous faites battre par votre mari et vos enfants voient ça ? ! " s'insurgeait le Nain qui ne pouvait tolérer une telle injustice, ayant lui même été spectateur d'une telle scène de violence entre ses deux parents adoptifs.

"Non... Enfin, je veux dire... Mon mari boit beaucoup et il peut parler fort..." balbutiait la pauvre dame qui était au bord des larmes.

" Assez, j'en ai trop entendu. Nom d'un tonnelet de mithril, on n'a pas idée de battre des êtres sans défense ! Par ma dignité de Nain et au nom de mes ancêtres je veux vous délivrer de cette espèce de troll mal fagoté ! "

Choquée et résignée, la jeune femme accepta d'emmener Théodose chez elle. La demeure n'était pas très loin, environ une demi-heure de marche. L'intérieur était correct, même si un Elfe aurait trouvé l'endroit strictement insalubre. L'ivrogne de mari se tenait au centre de la salle principale et s'adressa directement à sa femme, à peine celle-ci fut-elle entrée.

" Tu étais où encore ? J'ai faim ! " vociférait cet amas de chair imbibé de bibine.

Théodose s'avanca devant celle qui aurait du prendre la parole et lui coupa littéralement l'herbe sous le pied : il prit la parole d'une voix solennelle tout en prenant sa hache en main.

" Par tous les Nains, depuis quand on parle comme ça à sa femme ? "

" Et tu es qui toi, tu n'as rien à faire ici ! Dégage de chez moi tout de suite ! " hurlait-il, d'une voix rendue aigue par la consternation.

"Je ne crois pas. Il y en a assez de ton règne de terreur, gobelin géant ! Soit tu pars d'ici, soit je te découpe en si petits morceaux qu'on pourra faire une soupe avec tes chairs et donner tes os aux lycans. "

Le mari ne répondait pas, sentant la colère monter en lui Théodose s’avança de quelques pas tout en fixant dans les yeux son interlocuteur. L'alcool avait rendu les yeux du tyran vitreux, et ne dit-on pas que les yeux sont les fenêtres de l'âme ? Il semblerait. Tout comme l'alcool est traitre, ce modèle de lâcheté prit la fuite sans dire mot. En quelques minutes il était parti, sa femme et leurs enfants pourraient dormir sur leurs deux oreilles pour cette nuit au moins.

La soirée se poursuivit dans une très bonne ambiance : repas, jeux, discussions. On riait beaucoup et les enfants semblaient vraiment accepter Théodose parmi eux. Au final, c'était ça son cadeau de Noël : il n'avait peut-être pas pu avoir de véritable famille mais on l'aimait à sa juste valeur et ça, c'était le plus beau de ses cadeaux.

Encore des années après, Thédose chérit au fond de son cœur l'image de lui et de cette famille qui surent transcender les bornes raciales et s'apprécier chacun à sa juste valeur.