La taverne ! On y boit, on y joue, on y rit ! Rien de tel qu’une taverne transpirant l’alcool et l’homme ivre. Telle était en cette soirée animée la Taverne des Trois Dames. Elvira Ash, la jeune serveuse, était assise à une table, au milieu de clients jouant aux dés. Elle aussi riait en compagnie de ces bonshommes forts sympathiques, des habitués de la maison.
Elvira était efficace dans son travail, mais il lui arrivait d’abandonner son service pour prendre des pauses, de longues pauses. Les tavernières ne manquaient alors jamais de la rappeler à l’ordre. Beth, la petite femme brune accoudée au comptoir, surveillait Elvira. Après quelques minutes elle lui lança :

« El ! Au lieu de traîner, occupe-toi d’ nos clients ! »

Elvira se retourna et Beth lui désigna d’un signe de tête une table au fond de la taverne à laquelle attendait une personne seule. Elle se leva avec humeur, grommelant un « Ça va, j’y vais ! » et se dirigea vers le fameux client. En approchant elle l’entendit héler un garçon.

▬ -Garçon ! Ow venez là ! Je ne vais pas vous mordre !

Elvira eut un sourire amusé alors que le jeune homme s’en allait sans même répondre. Ce garçon était le jeune fils d’un voisin qui venait donner un petit coup de main aux filles de la taverne, certains soirs où les clients affluaient. C’était un moyen pour lui de gagner un peu d’argent. Mais sa tâche se limitait au nettoyage des tables, à la vaisselle et il ne s’occupait généralement pas de prendre les commandes. D’où son mouvement de recul, sans doute. Il avait peut-être également été effrayé par le ton brusque de cette requête.
Elvira se trouvait juste derrière l’intéressée quand elle dit à son adresse, sur un ton qui était entre la petite provocation et l’humour :

« Ici c’est moi qui mord! »

Puis elle se mit face à elle, appuya son bras sur la table et pencha légèrement la tête de manière à voir son visage.

« Et l’garçon, c’est moi aussi. Alors mon gars ! Qu’est-ce que j’te sers ? »

Le « gars » était en réalité une belle jeune femme dont le regard bleu et rouge surpris Elvira. Elle n’avait encore jamais vu d’œil rouge. Elle remarqua aussi dans ses yeux une sorte de malaise, de la tristesse peut-être, ou quelque sentiment s’en rapprochant. Elle n’avait pas l’air enjouée, pour le moins qu’on puisse dire. Son expression tranchait drôlement avec l’humeur heureuse des joueurs qu’Elvira venait de quitter. La rouquine fit un petit sourire.

« Un bon remontant, vu ta tête. »

Un verre, de la chaleur, voilà le remède simple que viennent trouver les clients d’une taverne.

La cliente scrutait la serveuse comme la serveuse avait observé la cliente. Pourtant Elvira était sensiblement gênée par le regard de cette jeune femme. Elle avait l’impression que ses yeux bleu-rouge fouillaient en elle, essayaient de deviner sa personne, ses pensées. La rousse n’appréciait pas qu’on veuille la cerner en un coup d’œil. Elle eut un geste de malaise, un mouvement de recul alors que la cliente la détaillait du regard.
Cette petite tension retomba quand la femme aux cheveux blancs plaisanta sur sa féminité. Bien sûr, elle avait vu que c’était une femme. Mais Elvira avait relevé un autre détail dans ses paroles qu’elle voulait rectifier.

«  Et moi je ne suis pas petite. »

La jeune femme l’avait appelée « ma petite », et Elvira n’aimait pas toute allusion qui pouvait faire référence à sa taille, même indirectement. Cette si petite taille qu’elle faisait tout pour masquer. Il lui tenait donc à cœur de revenir sur ce point délicat.

« Et puis, tous les clients sont "mes gars" ! »

C’était une manie d’Elvira d’appeler tout le monde « gars », simplement et pour la bonne raison qu’elle aimait la consonance de ce nom.  

Cependant si la jeune femme attablée avait eu une pointe de bonne humeur, l’accablement apparaissait de nouveau sur sa figure pâle. La compagnie de cette demoiselle aux airs déprimés ne s’annonçait peut-être pas des plus amusantes et Elvira aurait bien pu regretter la table rieuse des joueurs de dés. Mais il en fallait certes plus pour abattre l’humeur heureuse de notre rouquine.
Répondant à la commande d’un alcool fort, la serveuse alla derrière le comptoir, où était rangées les bouteilles. Elle prit une bouteille de bières, attrapa deux chopes et s’en alla retrouver sa cliente. En chemin elle donna un coup d’épaule au garçon qui débarrassait, pour le taquiner. Il ne sembla que moyennement apprécier. Sans doute en avait-il assez d’essuyer les saletés de gros bonshommes ivres.    
Elvira s’assit en face de la jeune femme et posa sur la table ce qu’elle avait apporté. Elle ne dit rien, d’abord, et c’est en silence qu’elle ouvrit la bouteille et remplit les deux chopes. Puis elle en fit glisser une le long de la table jusqu’à la cliente.

« Tiens ! Ca va p’têtre pas t’achever en une gorgée, mais c’est bon. »

Elvira avait choisi l’une des meilleures boissons de la maison, une bière au bon goût fruité. Ce n’était pas l’alcool le plus fort qu’il y ait en stock, mais Elvira se refusait à servir à cette belle jeune femme une boisson qui, en quelques instants à peine, la rendrait semblable à ces vieux gaillards ivres et puants qui traînaient dans les fonds de taverne et dont tout le monde riait.
Elvira voyait celle qui lui faisait face non sans une certaine curiosité. Cette jeune femme avait un physique délicat, un teint pâle, de beaux cheveux blancs… Quelle sombre affaire avait pu conduire une si belle demoiselle à venir se perdre dans l’alcool des fonds de taverne ?

« Alors, d’où tu sors toi ? Il me semble pas qu’on te connaisse beaucoup dans le coin. Enfin, tu pourrais commencer par m’dire ton nom, comme ca j’arrêterais de t’appeler "l’gars". »

Un sourire. Elvira porta la chope à ses lèvres. Elle espérait qu’au cours de la soirée, l’inconnue lui révèlerait quelques bribes de sa vie. L’ambiance d’une taverne, l’alcool délient les langues. Quant à Elvira, elle aimait les histoires.  

La jeune femme avait l’air d’apprécier la bière, ce qui ravit Elvira. Elle n’était peut-être pas de toute gaieté, mais elle appréciait l’alcool de la maison, ce qui suffisait à satisfaire la rousse. Quelqu’un qui aime la boisson qu’on lui sert est toujours disposé à plus de sympathie.
« Le gars » buvait à grandes gorgées. Elvira dégustait sa bière plus lentement. D’ailleurs, elle avait décidé qu’elle ne se resservirait plus après celle-ci. Elle n’en était pas à son premier verre de la soirée, et il n’était pas question qu’elle finisse plus saoule que les clients. Alors elle savourait le dernier petit plaisir du jour.

Elvira n’aurait su dire exactement pourquoi, mais quelque chose la mettait mal à l’aise chez cette jeune femme. Peut-être ses yeux bicolores. Au-delà de la couleur, c’était surtout son regard, scrutateur, pénétrant, qui la gênait. Et une sorte d’aura particulière qui se dégageait de cette femme si blanche, quelque chose qui n’était pas humain.

Enfin malgré tout et malgré sa morosité affichée, Elvira ne la trouvait pas antipathique… Du moins jusqu’à ce qu’elle ne reprenne la parole. Le sourcil droit d’Elvira tressaillit lorsqu’elle entendit la cliente l’appeler une seconde fois « petite ».  N’avait-elle pas entendu la rectification qu’elle avait faite précédemment ? Cette récurrence eut pour effet de chatouiller dangereusement les nerfs d’Elvira qui fit cependant un effort sur elle-même pour garder son calme. On ne s’énerve pas (trop) sur les clients, c’était la règle et Elvira l’appliquait, dans la mesure du possible bien entendu. Elle prit une petite gorgée de bière, pour faire passer.

Amy Astryël ? C’était un joli nom. Une Vampire ? A ce mot Elvira avala légèrement de travers. Voilà qui expliquait sa drôle d’impression. On ne peut se sentir vraiment à l’aise face à quelqu’un dont la nourriture essentielle est le sang de vos semblables. Les vampires n’avaient pas toujours très bonne réputation dans les tavernes, sans doute parce que leur présence s’accompagnait systématiquement d’une certaine crainte. Les vampires apparaissent plus dangereux que les autres. Car en effet, comment être sûr qu’ils ne se jettent pas sans prévenir sur vous tout simplement pour s’abreuvoir ?    
Pourtant Amy ne ressemblait à rien moins qu’à un vampire sanguinaire. Elle possédait au contraire un visage doux. C’est sans doute ce préjugé physique qui fit qu’Elvira ne s’inquiéta que moyennement d’être en présence d’une vampire. De plus Amy ne s’était montrée menaçante à aucun moment. Elle n’était pas venue manger, juste se noyer dans la boisson.
La jeune femme en était là de sa réflexion lorsqu’Amy reprit la parole :

« Ton regard… tes yeux trahisse quelque chose non ? Si tu as quelque chose à me demander, je t’écoute petite. »

Une nouvelle fois, l’impression d’avoir été cernée gêna la jeune femme. Elvira avait conscience que ses yeux dévoilaient souvent ses pensées. Plusieurs fois déjà ses expressions avaient dit ce qu’elle essayait de cacher avec ses mots. Mais la façon qu’avait la vampire d’insister sur la trahison de son regard la dérangeait. Et toujours ce « petite »… Si bien qu’Elvira se plaça d’abord dans le déni.

« Pas du tout. Je vois pas de quoi tu parles… Elvira Ash. T’peux aussi m’appeler la grande El’. D’ailleurs je comprends pas pourquoi tu t’acharnes à m’appeler petite, tu dois pas être bien plus vieille que moi ! »

Elvira avait un accent vexé où pointait une certaine insolence. Et une fois de plus, la rouquine avait parlé avant de réfléchir. Car tout le monde savait qu’un vampire qui fête son centième anniversaire n’aura pas l’air plus âgé que la demoiselle de dix-huit ans. Quelques secondes suffirent à Elvira pour qu’elle se rende compte de son idiotie.

« Mais c’est vrai que tu es… »

Elle n’avait pas besoin d’achever sa phrase, la suite était évidente. La jeune fille bu encore un petit coup et laissa passer un court instant. Puis elle considéra la chope presque vide de la cliente et revint à son devoir de serveuse.

« J’te ressers ? »

Ce disant elle portait déjà la main à la bouteille, au cas où la réponse d’Amy serait positive. Elle se décida enfin à poser à la jeune femme les questions qui l’intéressaient à son sujet. C’est donc sans avoir assumer sa curiosité qu’elle cherchait à l’assouvir.

« Alors tu viens d’ici. Une vampire qui vient d’Oryenna c’est original, non ? », demanda-t-elle l’air de rien.

Elvira versa une nouvelle fois la bière blonde dans la chope d’Amy. A ce train-là, la bouteille serait bientôt vide, pensa-t-elle. Elle irait en rechercher.
La jeune femme hésita quelques secondes face à son propre verre, à moitié vide. Puis, balayant sa bonne résolution de ne pas trop boire, elle le remplit presque à ras. Un demi-verre de plus ne l’enivrerait pas tant que cela, après tout. Elle tenait bien la boisson, la rouquine !

Son interlocutrice semblait déjà un peu enveloppée par les vapeurs de l’alcool. Elle partit d’un grand rire à la sottise d’Elvira. Une telle hilarité, prise comme une moquerie, aurait pu grandement froisser la susceptible humaine. Cependant une telle manifestation de bonne humeur chez la vampire fit plaisir à Elvira, qui laissa de côté son ego.

La jeune femme apprécia aussi la familiarité qu’Amy voulait instaurer. Car elle devait bien admettre qu’elle n’était pas encore tout à fait à son aise en compagnie de cet être pluri centenaire buveur de sang humain. D’autant qu’Elvira se savait avoir le sang sucré : elle était une proie favorite des moustiques. Et elle se garderait bien d’en faire part à Amy, de peur de réveiller son appétit.  

« Alors on fait comme si t’avais 18 ans » lâcha-t-elle dans un sourire. « Et aussi comme si c’était parfaitement impossible que tu pompes mon sang, ça te dit ? » ajoute-t-elle avec une pointe d’humour.

Ce disant Elvira tapotait du bout des doigts sur sa chope, manifestation physique d’une certaine gêne. Mais cette gêne se dissipait lentement au fur et à mesure de la discussion. Elle voulait bien faire confiance à Amy et croire sincèrement qu’elle ne lui ferait aucun mal. Il lui semblait que cette femme avait quelque chose de particulier, une douleur, un vécu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle s’intéressait à sa situation.

« Enfaite, je viens de Mavréah… Mais j’ai passé du temps ici. Puisque je voyage… Sans avoir le choix. »

« Moi je voyage jamais, je sais pas si j’en aurais envie. Mais les gens qui passent ici racontent beaucoup de voyages. Le plus souvent ils en parlent comme des belles expériences, ils racontent plein de choses extraordinaires qu’ils ont vu… »

Mais souvent aussi, ils avaient fait le choix de partir.
Les voyages… Elvira regardait la surface du liquide doré dans sa chope. Grande curieuse qu’elle était, elle aurait aimé demander à Amy pourquoi elle voyageait.

« Pourquoi… »

La jeune humaine se reprit. La question lui brûlait les lèvres mais elle n’osa finalement pas la poser. Elle avait peur qu’une trop grande indiscrétion ne fâche la vampire.

« Alors c’est comment Mavréah ? J’imagine plein de trucs terribles sur cet endroit. En fait j’crois que c’est la contrée qui me fait l’plus peur.. »

Elle ne voulait pas boire de sang, l’alcool lui suffirait ce soir. Elle l’avait affirmé elle-même. Eh bien, pourquoi ne pas la croire ? Elvira se rassura, elle commençait à se sentir tout à son aise. Elle se disait même qu’elle appréciait la vampire. Elle prit encore quelques gorgées de bière.
L’esprit d’Elvira s’embrumait peu à peu. Elle avait trop bu, les effets de l’alcool se faisaient sentir. Mais c’était un sentiment de sérénité qui l’envahissait. Etrangement apaisée, elle écoutait les quelques paroles de la jeune femme au sujet des histoires passionnantes des voyageurs, des expériences qui forgent la jeunesse…
Et puis soudain, ces mots qui firent sursauter la rouquine :

-J'ai étée bannie El'. De ma contrée et par mon Impératrice.

Bannie ?! Cela voulait dire qu’Amy était en exil. Une telle situation pouvait largement expliquer l’état de tristesse de la vampire. Elvira s’imagina un instant ce qu’elle ressentirait si elle était bannie d’Oryenna. Jetée hors de chez elle, elle ne pourrait être que désespérée. Elvira était trop attachée à sa contrée, à sa taverne. L’idée d’être éloignée des siens lui paraissait si horrible que les larmes lui montèrent aux yeux. Elvira est une jeune femme très émotive, et l’alcool ne faisait qu’amplifier ses ressentis.  Elle fut prise d’un sentiment sincère de compassion pour Amy. Elle aurait voulu lui exprimer quelques mots de consolation, mais elle n’en trouvait aucun à la hauteur. Elle ne réussit qu’à poser une énième question.

« Alors, tu es en exil ?… En Oryenna ? »

Le voyage, envisagé sous cet angle, n’avait plus rien de plaisant. La serveuse bu un coup. Elle avait le regard plongé dans sa chope à moitié vide pendant qu’Amy lui disait que la terre des vampires était un lieu sombre et dangereux. Cette description était proche de ce qu’Elvira se représentait. Dans l’imaginaire de l’humaine, Mavréah était une terre obscure, plongée dans la nuit et où régnait une atmosphère inquiétante. Non, décidément, il ne devait pas faire bon se promener là-bas pour une jeune femme ; certains vampires sont si…

Arrivée à ce stade de réflexion, Elvira eut comme un petit sursaut et un léger mouvement de recul. Une pensée venait  de lui traverser l’esprit. Une pensée qui n’était pas pour la rassurer.
Qu’avait bien pu faire Amy pour être bannie ? Car enfin, on ne bannit que les criminels. Et le crime devait être grand pour que l’Impératrice elle-même ait chassé la vampire.
Alors qui était réellement cette femme aux cheveux blancs ? Pouvait-on vraiment lui faire confiance et n’y avait-il rien à craindre d’une vampire bannie de Mavréah ? Autant de questions qui se bousculaient dans la tête de la jeune Ash. Il semblait pourtant que sa curiosité était plus grande encore que n’aurait pu l’être sa crainte. Cette Amy Astryël l’intriguait, elle voulait savoir…

« Pour avoir été bannie, tu as dû faire quelque chose de grave… » osa-t-elle demander du bout des lèvres.

Elvira avait pris une toute petite voix. Il n’y avait aucun reproche, aucun jugement dans son ton, juste de l’interrogation.