Ayanna s’éloigna le plus vite qu’elle le put sans courir, des larmes dans les yeux. Elle était bien émotive face à un inconnu, même si l’inconnu en question avait pesé dans ses chances de survie. Je la laissai partir s’en ajouter de mots, je n’étais pas fait pour réconforter, surtout par des paroles. Je me redressais autant que le permettait ma plaie et le pansement sans forcer sur les chairs à vif quand l’elfe s’approcha. Elle gardait un visage calme, quoique ses traits étaient tirés de fatigue. Je ne devais pas en mener beaucoup plus large, ma guérison me coûtait en énergie et la faim me tenait le ventre. Les premiers mots de l’elfe furent soient sincères, soit hypocrites mais cordiaux. Je lui répondis d’un ton aussi cordial, marqué d’une légère indifférence à cause de ma fatigue.
 
   « Content que vous ne m’ayez pas tiré dessus. » Cela était sincère. « Vous pouvez y aller, ça ne devrait pas être trop sale à voir. » Là j’étais moins sûr, je guérissais vite mais rien n’empêcher la peau de se refermer n’importe comment, et les blessures de flèches ne sont pas les plus belles.
 
   La jeune femme agissait lentement, avec expérience. La douleur qui brûla mon ventre quand le tissu quitta la peau était loin d’être intolérable et je restais silencieux. La plaie était propre et se refermait assez bien malgré l’absence de point de suture. L’apothicaire, car je ne doutais pas des connaissances de l’elfe en la matière, s’étonna de cette guérison.
 
« Vous n’avez pas soigné beaucoup de lycan alors. Je vous remercie en tout cas, c’est grâce à vous que je me remets aussi bien. Du moins, je suppose. Nous guérisons plus vite, mais cela nous épuise rapidement, donc je vais rester là un moment. Quant à Ayanna… Vous avez déjà affronté un fenrir ? Me voir ainsi a dû lui faire le même effet, je ne lui en veux pas. »
 
   Je dus reprendre une longue gorgée d’eau car ma gorge s’assécher vite, avant de me rallonger. Les brins d’herbe chatouillaient mes oreilles mais je n’en avais cure. J’étais trop fatigué pour m’incommoder moins que d’habitude de ce genre de chose. Je ne comprenais pas que tant de seigneurs, bourgeois, marchands fassent tout un cas de leur confort quand on peut se reposer tranquillement dans l’herbe. Je ne me rendormis pas, il fallait d’abord que je mange. Quand mes forces me parurent remonter assez pour me redresser sur les coudes, je décidai de demander.
 
« En fait, je ne connais toujours pas votre nom. Et manger ne me ferait pas de mal, j’ai du pain de munition dans mon sac et quelques tranches de viande séchées, si vous voulez bien mes l’apporter, je me ferai un plaisir de partager. »
 

   La fatigue peu vous faire dire n’importe quoi. Fréquenter les humains trop longtemps aussi. C’était normal de partager mes vivres, pas au point d’en faire un plaisir particulier ou de me vexer si elles refusaient. J’entendais mes pas d’Ayanna comme amplifié par la fatigue, si un autre phacros se montrait aujourd’hui… Mieux valait ne pas y penser.

L’elfe sourit doucement et le couché de soleil, lui qui étirait les ombres, brillait dans ses yeux. Pendant notre discussion, Ayanna était revenue, chargée de fagots secs qu’elle laissa à terre avant de retourner à la corvée qu’elle s’était imposée, nous ignorant. Les souvenirs du combat n’étaient que fragments à cause de mon état altéré, et je ne savais pas exactement ce qu’il m’était arrivé mais, si la jeune femme s’en voulait, c’était qu’elle se sentait responsable or elle ne pouvait savoir que le loup noir fonçant sur elle était là pour la sauver. Bon, ce n’était pas vrai, j’avais une soif de sang terrible, un besoin primaire d’arracher la chair vivante et rouge avec les dents. A peu de chose près, j’aurais pu me jeter sur elle. Nous aurions l’occasion de parler plus tard.
   L’elfe ramassa mon sac et répartit les ressources avant de s’asseoir.
 
   « Eh bien je me prénomme Rose, lança-t-elle. Je vous remercie de l'offre, je prendrais volontiers un morceau de pain, mais pas de viande. Je pense que vous devriez boire de l'eau aussi. Il est important de bien vous hydratez... Après il faudra sans doute vous reposer un peu, je monterai la garde durant la nuit et nous verrons demain comment vous allez. En attendant j'aimerais bien en apprendre d'avantage sur les lycans. Je n'ai entendu que peu de chose à votre sujet et je suis curieuse. J'aime connaître tous les peuples ainsi que beaucoup de territoire.
-Nous nous changeons en loup comme nous voulons, nous vivons souvent en meute, à quelques exceptions près, nous guérissons vite au prix d’un coût rude en énergie, et nous aimons les elfes cuit à la broche avec de l’ail et des pommes. »
 
   Je souris de toutes mes dents à cette dernière phrase. J’espérais détendre l’atmosphère, mais je n’étais pas sûr que nous avions le même humour. Mon sourire était là pour faire en sorte que la pique face mouche. Je finis par continuer.
 
« Mais, sérieusement, nous vivons sous une forme d’harmonie entre l’homme et l’animal, la force et le calme. Comment voulez-vous nous comprendre si vous n’avez jamais vu la nature telle que nous la voyons, toutes ces odeurs, ces muscs parcourant les bois, le corps courant, fait pour parcourir les grandes forêts sans aucun handicap, les sons brûlants de vie qui explosent autour de nous. Malgré tous vos efforts, vous ne pourriez comprendre vraiment. C’est sans doute ça qui provoque la xénophobie des autres races, l’inconnu leur fait peur. Les vampires nous comprennent en parti mais nous considèrent comme des chiens galeux. »
 
   Les ombres s’étiraient de plus en plus et le ciel prenait cette teinte pourpre chaude qui fait tant rêver les hommes. L’heure entre chien et loup arrivée, c’était de circonstance, en fait, cette expression était presque toujours de circonstance quand on est un lycan, mais c’était agréable de le remarquer à l’occasion. Ayanna devait bientôt revenir, un bon feu nous aurait fait de bien à tous.

   Je mordis dans un morceau de viande salée, la chair sèche se déchira sous mes canines et bientôt je ne cessais ma mastication que pour prendre une gorgée d’eau. Mon corps était épuisé, et mon esprit avait bien besoin d’un remontant sous forme de carne après l’épreuve précédente.

Nous nous installâmes autour du feu pour la nuit. J’avais peu l’occasion de passer des journées aussi agitées, la vie de loup solitaire comportait son lot de dangers allant de se préparer à passer l’hiver à éviter de se retrouver aux prises avec quelques prédateurs plus dangereux que soi, et Ephaëlya ne manquait pas de ces derniers. J’avais encore moins souvent l’occasion de partager une nuit avec quiconque. Généralement je dormais à l’abri d’une grotte, d’un promontoire ou entre les racines d’un arbre millénaire, je m’y lovais en boule, parfois une couverture par-dessus ma fourrure lors des nuits froides. Même le besoin de veiller dont étaient atteintes mes compagnons ne m’effleurait qu’en de rare situation, pas par imprudence, mais parce qu’avec les années j’avais appris à éviter les lieux trop fréquentés, par des humanoïdes ou par autre chose. Nous étions loin des routes ou même des petits chemins, seuls le gibier et les chasseurs à peine plus gros que les loups traversaient les bois en cette saison, et les phacros comptent parmi les gibiers potentiels, ironiquement. Il y a toujours des exceptions. Je me demandai ce que j’avais pu gagner ce jour, à part des blessures. Du temps perdu pour rentrer en Thaodia, sans doute.
   Ayanna était restée silencieuse, les flammes faisaient danser les ombres sur son visage fermé. Son parfum, renforcé par les quelques gouttes de sueur que le feu lui arrachait flottait, plus fort que celui de Rose, qui se préparait au premier tour de garde. Je m’allongeai et, malgré quelques douleurs, croisai les mains derrière la tête, j’aurais voulu dormir sous forme de loup, j’avais été assez humain ces derniers cycles pour ne pas oublier ma double nature mais je n’étais pas sûr de la réaction de deux femmes, ou plutôt de celle d’Ayanna. Parfois, la limite entre la bête et le lycan me semblait si floue que des sueurs froides me parcouraient, comme lorsque l’on se tient au bord du vide et que l’on sait que notre peur ne vient pas de la chute éventuelle, mais du fait que l’on puisse sauter.
   Les étoiles couronnaient les arbres de leur incandescence blanche, le feu crépitait doucement, comme la caresse d’un amant sur le sein aimé, je revoyais les ombres danser sur le visage d’Ayanna et me demandai si elle dormait. A priori, non. Je fermai les yeux, et je vis aussitôt la pointe d’une flèche tournée vers moi, je chassai l’image de mon esprit, et je ressentis le coup de sabot du jeune phacros dans ma poitrine. Les douleurs ont la mémoire vive.
   « Comment vous-êtes vous rencontrées ? »
   C’était une question ouverte, je n’allais pas dormir de sitôt finalement. Encore un tribut à payer avant de revoir Thaodia.
   Des êtres exceptionnels parcouraient le continent en tout sens, des aventuriers, des soldats sans attaches, des curieux, des voyageurs, des prêtres, des médecins… des solitaires. Je ne me pensais pas exceptionnel, loin s’en faut, ou alors au sens où je ne partage pas la vie d’une meute en Thaodia, et encore, la guerre a élevé nombre de loups au même rang. Je n’étais pas exceptionnel, mais ces deux femmes peut-être. Pour empoisonner un inconnu en moins de cinq minutes il faut l’être au moins un peu, et pour dénicher un second phacros encore plus imposant que le premier, soit on possède un don, soit les dieux précédent nos pas. Un fantôme de sourire flotta sur mes lèvres lorsque je me rendis compte que je n’avais pas écouté l’éventuelle réponse à ma question. Je m’excusai et regardant Rose et Ayanna tour à tour, me dévissant le cou et demandai à l’une ou l’autre de répéter.

   Au même instant le voile du sommeil commença à clore mes paupières mais je veillai à écouter cette fois-ci.